aborder l’art brut est risqué, tant ses acteurs (artistes, galeristes, curateurs, collectionneurs…) sont sourcilleux sur des détails ; nous avons entendu et lu des opinions contradictoires ; surprenant aussi le nombre d’articles, études, colloques par des chercheurs ou psychiatres, alors que cet art est mal connu du grand public ; bref, on a l’impression d’entrer dans un monde à part !
Alors en art, la folie est-elle une religion ? avec sa bible (les écrits de Dubuffet), ses apôtres et défenseurs de la Table (les spécialistes) et même ses Réformateurs, ses ouailles radicales (les collectionneurs exclusifs) et nous, les amateurs d’art qui simplement regardons... Tentons cette gageure : définir, comprendre ce que l’art brut peut avoir de si particulier par rapport à l’art tout court !
Art des fous, médiumniques et autodidactes, art spontanné, art modeste, art enfantin, art marginal, artistes hors-les-normes, outsiders, art naïf, populaire ou art singulier, "peinture rustique-moderne" (Dubuffet), art en marge, art irrégulier...
Trop d’appellations définitives s’entrechoquent, qui font passer certains artistes pour des charlatans : l’amateur d’art n’y comprend rien, faute de distinguer l’un de l’autre...
Alors aux approches déclaratives opposons une approche déterministe : quelle est l’origine de l’art brut, quelles en sont les créations et les artistes, est-ce un art actuel, quels liens avec l’art contemporain ? |
![]() Henry Darger (1892-1973) :
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Jean Dubuffet a été le premier à définir en 1949 ces créations comme des "ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ... de sorte que leurs auteurs tirent tout de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou à la mode" [L’art brut préféré aux arts culturels, première exposition collective à la Galerie Drouin]. Trop osé ? car il rétropédalera en 1968 : "l’homme sans culture -associable donc- bien entendu n’existe pas, c’est une vue de l’esprit" [Asphyxiante culture]. Dès le départ, c’était compliqué.
Pour Michel Thévoz qui a été le conservateur de la Collection d’art brut de Dubuffet à Lausanne, les auteurs d’art brut "ne veulent rien recevoir de la culture, rien lui donner ; ils n’aspirent pas à communiquer, en tout cas pas selon les procédures marchandes et publicitaires ... ; ce sont des refuseurs et des autistes" [l’Art brut, psychose et médiumnité, 1990].
Le galeriste Christian Berst oppose l’art brut à l’art officiel : "l‘art brut est éternel, intemporel, crée par des personnalités hors-normes : c’est une rupture de la tradition" [interview par Almanart, juillet 2011].
Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre va dans le même sens : "c’est l’art de ceux qui sont restés solitaires, hors des codes de l’art traditionnel, à l’abri du bruit du monde de l’art ; ce sont des artistes de l’autre-culture, celle du Moi, spontané" [interview par Almanart, juillet 2011]
les créations ont-elles des caractéristiques particulières ? Dubuffet déja révélait la difficulté de définir des caractéristiques formelles et stylistiques, face à la variété de matériaux et à la multitude d’univers personnels de ces créateurs indéfinissables : "j’ai donné le nom d’art brut à toutes les productions qui s’écartent de l’art culturel, or les manières de s’en écarter sont en nombre infini" [lettre adressée à Andréas Franzke, octobre 1980].
En effet, si l’on expose essentiellement des dessins ou des peintures, certains créateurs bruts sont des sculpteurs ou même des installateurs :
> Joseph Ferdinand Cheval, connu sous le nom du Facteur Cheval (1836-1924), a bâti pendant 33 ans son Palais Idéal fait de pierres trouvées à 26- Hauterives, un chef-d’oeuvre classé en 1969 Le Palais idéal de Cheval
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> Marco Decorpeliada (1947-2006) a créé des installations une forme du Schizomètre, tel qu’exposé
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l’histoire est traversée de mouvements de durée et d’espace limités ; or l’histoire de l’art brut est à part : elle n’est pas limitée en naissance ni en durée, d’où la difficulté de son entrée dans le calendrier de l’histoire officielle de l’art. Elle a tardé car l’art brut n’est pas un mouvement, mais un genre ; un genre qui accompagne silencieusement l’art au sens classique, composé d’univers personnels découverts par hasard.
C’est la multiplication des expositions, des lieux et galeries consacrés à cet art depuis les années 80, qui font, de fait entrer l’art brut dans l’histoire ; il aura suivi la règle : quand un genre dépasse sa première visiblité, quand nous sommes habitués à son originalité, il est reconnu et l’histoire tente alors de le caractériser, le théoriser. Ses "créateurs" sont alors devenus des "artistes" !
ce sont des écrits de psychiatres qui marquent le début de cette découverte, notamment Hans Prinzhorn [Expression de la folie, 1922] ; c’est ainsi que cet art a d’abord été nommé "art des fous". Une Maison des artistes fut même ouverte à Gugging en Autriche en 1981 par Leo Navratil, dans un hôpital psychiatrique.
Ce à quoi Jean Dubuffet s’oppose : "il n’y a pas plus d’art des fous que d’art de malades du genou" [Honneur aux valeurs sauvages, 1951].
Ce sont donc surtout d’indomptables artistes habités par "la folle du logis" comme disait le philosophe et théologien français Malebranche, car il est réducteur de ranger ces forces créatrices dans une petite case de malades. Martine Lusardy, qui a rendu l’art brut visible à la Halle St-Pierre à Paris (voir son interview) : "on s’est rendu compte que quelques handicapés mentaux, autistes et trisomiques éprouvaient une nécessité intérieure de dévoiler un invisible à travers leur imaginaire ; avec l’art brut, émotions, sensibilité et intellectualité sont rééquilibrés". Adolf Wöfli (1864-1930) : après une jeunesse
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aux amalgames : la pratique de l’art dans les hôpitaux psychiatriques est une thérapie qui n’a rien à voir avec le fait qu’il y ait des artistes bruts dans des hospices.
Ces artistes sont seuls ; ils affrontent leurs violences internes ; leurs oeuvres étranges sont réalisées dans le désir de satisfaire une pulsion irraisonnée, commandée par leur imaginaire. Cette folie est lumière d’un monde qui nous est inconnu, en désaccord avec la morale et les normes, qu’on serait tenté de qualifier d’insensé.
Marginaux dans la société, leur art représente leurs univers intimes, chacun dans son monde, de différentes manières, sur différents supports, spontanément, indépendamment de tout et de tous.
Françoise Monnin, historienne d’art [Artension HSn°4 sept 2010] : "l’artiste brut se sent coupable ; il pense qu’il n’a pas le droit d’être un artiste et que, par conséquent, sa pratique relève de l’interdit".
quelles sont les inspirations de ces artistes ? : l’analyse nous fait reconnaître trois sources significatives à ce flux de créations indépendantes : l’inspiration médiumnique, psychopathologique et celle des marginaux. Cette approche est celle d’Almanart car plusieurs spécialistes souhaitent rester dans la définition restrictive de Dubuffet, qui écarte certains marginaux de la sphère de l’art brut.
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ces artistes se distinguent par des dispositions sociales et psychologiques particulières : minutieux, obsédés par le mystère de l’existence, avec certaines affections psychiatriques ou présentant un handicap mental qui les conduit à l’internat. Bref, ils sont surtout imprévisibles et marginaux dans la société.
Carlo Zinelli (1916-1974) :
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Dans cette catégorie entrent : Adolf Wölfi (1864-1930), Auguste Walla, Carlo Zinelli, Jules Daudin, Clément Fraisse, Gaston Dufour, Paul Engrand, Jules Leclercq, Dwight Mackintoch, André Robillard ou Alexander Pavlovitch Lobanov...
"n’aie crainte, nous sommes près de toi... un jour, tu sera peintre" : c’est dans les mines du Pas-de-Calais, qu’Augustin Lesage entendit cette voix qui le guidera dans toutes ses créations !
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Ces peintres médiumniques ont reçu la lumière : sont des messagers, des intermédiaires entre un dieu, un mort, un au-delà et ici ; leur main s’emporte sur la matière et ne fait que retranscrire ce qu’on leur dicte. Ils ne se considèrent pas comme auteurs de leurs œuvres, mais comme trait d’union entre leur univers qui nous est imperceptible et le monde extérieur.
Donald Pass (1930- 2010) :
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On peut citer aussi Madge Gill guidée par Myrninerest, Paul Amar qui l’est par ses visions, Nek Chan qui voit dans ses rêves, Frank Jones qui communique avec les esprits, José Virgili le messager de Dieu qui prêche l’amour, la fusion, l’union et Fleury Joseph Crépin...
Ce sont des anticonformistes ou associaux, décalés, qui refusent les normes de la société ; ces marginaux éclairés embellissent leur quotidien en créant un univers fantastique, enchanteur ou sombre…
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Artistes autodidactes, ouvriers, facteurs, paysans ou maçons, ils bâtissent leur monde imaginaire dans l’isolement et l’anonymat, à partir d’éléments banals, du quotidien ou jetés au rebut : "leurs créations hors-normes sont le fruit d’une imagination infinie d’hommes et de femmes hors du commun" disait Alain Bourdonnais, co-commissaire des Singuliers de l’art au MAMVP en 1978 et fondateur de la Fabuloserie.
Bill Traylor (1854-1949) :
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Dans cette catégorie sont : Gaston Chaissac (qui a été dès les années 60 reconnu par le marché de l’art), Roger Chomeaux dit Chomo, Willem Van Geek, Helga Goetze, l’Abbé Fouré, Hipkiss, Ida Buchman, Rosemarie Kocz, Helene Reiman et Séraphine Louis dite de Senlis...
nous constatons que la classification initiale "art brut" n’est ni absolue ni d’actualité. Car alors, où placer un artiste mondialement connu comme Jean Joseph Sanfourche qui présente tous les caractères inverses de cette classification ? formé tôt à l’art, il a tenu des emplois dans la société, a eu des liens épistolaires avec Dubuffet, se déclare artiste ; s’il a été un temps interné, c’est plutôr un mystique qui croit aux talismans. Même question pour le célèbre Gaston Chaissac qui, s’il vivait en solitaire, est une sorte d’érudit entretenant une correspondance avec Dubuffet... Et Michel Nedjar, à la fois brut et contemporain ?
Et que dire de certains graffitistes authentiques qui, tout aussi dépourvus d’enseignement d’art, vivaient en zone et exerçaient leur "art" dans les rues de manière anonyme et cachée ?
Lucienne Peiry, directrice de la Collection de l’Art Brut à Lausanne (détenteur de celle de Dubuffet) [Artension HSn°4 sept 2010] :
"nos critères pour enrichir notre collection se fondent sur un large corpus des oeuvres (du nouvel artiste découvert) pour évaluer le système d’expression, la syntaxe plastique, les motivations de l’auteur et les conditions de sa création" ; c’est donc une analyse assez ouverte.
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Michel Nedjar
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Jean-Denis Bonan
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Antonio olé
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... car pour vous, amateur d’art qu’il ne faudrait tout de même pas oublier, la frontière semble bien floue entre les bruts et les singuliers ?
Bruno Descharme, directeur de ABCD centre situé à Montreuil, Paris, fait cette distinction : "l’artiste singulier s’appuie sur son style et le brut sur ses trippes, son âme" ; il remarque dans le site de l’Association : "il est des dessins de parfaits délirants qui, faute de l’originalité que leurs auteurs savent mettre dans leurs croyances, n’appartiennent en aucune façon à l’art brut". Oui mais alors : comment donc le savoir sans bien connaître la vie de l’artiste, et comment croire que l’artiste singulier, lui, n’ait pas (un peu) d’âme ? Affaire donc de spécialistes... un domaine ardu, vous dis-je !
ainsi, dans les autres pages, nous étendons nos propos à tous les arts "autres" : bruts ET singuliers.
> sommaire de l’art brut![]() |
> comprendre l’art brut![]() |
> le marché de l’art brut![]() |
cette curieuse exposition virtuelle commentée parle des relations entre l’homme et les animaux
par exemple avec cette oeuvre fantastique de Hugo Weiss par Les Atamanes |
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... sur la Seine, consacré à la photo, celui-là (savez-vous quel autre se consacre au street-art ?) |
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peu connue mais abondante, avec de nombreux artistes de 1er rang au Musée Français de la Carte à Jouer |
la suissesse Thérèse-Agnès Franzoni a peint ce cerisier en fleurs en1890, époque du retour à la nature de particulier à particulier |
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